Rififi à l'ARJEL, épisode 3
PokerNews avait publié un article "Rififi à l'ARJEL, l'institution censure un rapport sur l'addiction à partir du communiqué de presse de Jean-Pierre Martignoni Hutin et d'un article publié quelques semaines plus tôt. Ce papier avait provoqué un droit de réponse du Président de l'ARJEL, Charles Coppolani qui parlait lui d'un rapport visant "à donner une photographie du profil et des pratiques des joueurs en ligne sur les sites agréés à une date donnée".
Le chef de l'Autorité de Régulation a remis en cause la pertinence et l'excellence de l'étude l'étude. Une étude qui n'était pas sur l'addiction même si des indicateurs objectifs d'une addiction liée à la pratique du jeu apparaissaient (fréquence de jeu, temps passé à jouer, argent...). "A la lecture du document j’ai considéré en effet que sa qualité ne justifiait pas une publication sous le timbre de l’ARJEL", disait-il dans son droit de réponse... Pas convaincu, Jean-Pierre Martignoni n'a pas souhaité en rester là et répond au Président de l'ARJEL, Charles Coppolani, en apportant quelques précisions.
Il déclare avoir "tout tenté pendant des mois pour trouver une solution positive avec le Président de l’ARJEL, basée sur l’intérêt général et scientifique. En vain". Martignoni a rencontré "mutisme, indifférence, silence, ostracisme" et il "condamne les raisons politiques courtermistes de ces décisions". Pour Martignoni, la décision est "consternante. Des mois de travail annulés par la volonté d’un seul homme".
"Publier sur le site de l’ARJEL le volet quantitatif de cette étude puis l’important volet qualitatif devait éclairer de multiples façons la réalité contemporaine des jeux d’argent en ligne et l’impact sur le joueur et la famille entourage qui se situe aux antipodes de la vision réductrice véhiculée par une bonne partie de la doxa du jeu pathologie maladie."
Jean-Pierre Martignoni dénonce "l'historique lourd en matière de recherche sur le gambling et d’instrumentalisation de cette recherche", et cite l'exemple de "l’expertise de l'Inserm sur le jeu problématique". Il explique que le dossier comprenant la politique des jeux et les recherches sur les jeux d'argent est "sensible", "Bercy semble désormais vouloir tout contrôler".
Le chercheur explique que le gouvernement a fait le choix de mettre en avant de manière systématique l’addiction, le jeu excessif, le jeu pathologique… "Publier quelques semaines après sur le site de l’ARJEL une vaste étude représentative quantitative et qualitative qui remet indirectement objectivement en cause cette vision réductrice du e. gambling, cela aurait fait tâche, cela aurait suscité le débat", explique-t-il avant de jeter un pavé dans la marre : "Cette politique apparait en réalité très contradictoire. Elle se situe entre injonction paradoxale, principe de précaution exacerbée, conflits d’intérêts et instrumentalisation (entre l’Etat Croupier, la doxa du jeu pathologie maladie et le business du jeu compulsif)". Il y a donc plus sieurs courants de pensée à l'ARJEL et Martignoni regrette donc de ne pas pouvoir faire entendre une voix présentant moins les dangers supposés du gambling que la réalité des populations impliquées dans le secteur.
Cette "pathologisation" du jeu en tant que maladie dangereuses pour la société et les joueurs, une tradition occidentale, est d'ailleurs regrettée dans le rapport Fair Game: producing gambling research qui conclut "Le financement des recherches sur les jeux de hasardest souvent proposé en soutien de recherches sur les personnes pour qui ces jeux sont devenus une addiction, au lieu de porter sur les implications sociales et culturelles".
Martignoni justifie son approche et sa méthode
"L’étude quanti était reproductible, les chiffres précis, le souci méthodologique et épistémologique constant [...] afin ne pas surdéterminer les réponses d’un sujet sensible et complexe. Toutes les étapes [...] avaient été validées par nos deux responsables hiérarchiques, qui outre leur compétence intellectuelle et leur connaissance du champ ludique concerné, ont le sens de l’Etat et des affaires publiques. Il s’agissait d’offrir des pistes de réflexion, d’interpréter des statistiques, en restant au plus près des pratiques ludiques numériques observées et des représentations des joueurs. Nous avons en outre utilisé des marqueurs de précaution afin d’éviter la surinterprétation", commence le chercheur qui reconnait que "cette étude contrastait forcément « un peu » vis à vis des livraisons habituelles de l’ARJEL [...] mais elle était complémentaire et s’inscrivait sur un autre registre intellectuel et scientifique, qui correspondait à notre fonction à l’ARJEL".
"Charles Coppolani a mis 15 mois pour se rendre compte que l’étude était selon lui « approximative », « subjective »... Il parle de manque de « qualité » mais ne dit pas un mot sur la scientificité de l’étude et les nombreuses statistiques qu’elle contient", indique celui qui a quitté l'institution en juillet 2015 et précise que même l'Observatoire des jeux (ODJ), dont Charles Coppolani est le président, a du mal à prouver que l'addiction des joueurs serait due à un taux de retour trop élevé. : "La littérature scientifique n’apporte pas de preuves définitives sur le lien existant entre TRJ élevé et addiction, non parce que ce lien est inexistant mais parce que sa mise en évidence est très difficile, voire impossible à démontrer sur le plan méthodologique. L’argument de l’absence de démonstration scientifique formelle ne permet pas néanmoins de remettre en cause la possible existence de ce lien". («Taux de retour au joueur, addiction et blanchiment», Observatoire des jeux, mai 2012)
Martignoni victime de la politique ?
Le chercheur insiste de nouveau sur le fait que "l’étude avait reçu l’aval de Jean-François Villote pour la publication sur le site de l’ARJEL". "Charles Coppolani oublie en outre de préciser que l’étude comportait un important volet qualitatif (ethnosociologie des joueurs en ligne : poker, paris hippiques, paris sportifs, 300 pages) qui était en cours de rédaction et devait être publié en 2015. Mais l’enquête n’était pas terminée et des entretiens complémentaires étaient programmées, notamment au domicile des joueurs. Il a mis son véto", précise Martignoni qui parle d'une stratégie à son encontre.
"Dès son arrivée Rue Leblanc (le siège de l’ARJEL à Paris dans le 15° arrondissement de Paris, NDLR)) M. Coppolani a programmé notre licenciement sans indemnité, après un CDD d’agent public de l’Etat commencé en 2011 et renouvelé sept fois", explique le chercheur lyonnais et fondateur de l'Observatoire des jeux qui n'a pas vécu son débarquement comme "une totale surprise, hélas".
"J'avais annoncé dès janvier 2014 en interne à l’Arjel et en externe auprès de collègues chercheurs à Lyon ou à Paris que je serais débarqué à cause de l’arrivée de M. Coppolani et que l’étude ne serait pas publiée car le nouveau Président de l’ARJEL nommé par le gouvernement était aussi, dans une belle confusion des genres, Président de l’Observatoire des jeux (ODJ) qui, depuis plusieurs mois, enfonce systématiquement le clou en matière de pathologie du jeu", ajoute Martignoni qui parle de "nomination politique" pour le président de l'ARJEL.
"Pour la première fois de notre trajectoire professionnelle nous avons subi une censure alors que notre «patron» c’était Bercy, donc l’Etat, nous serons beau joueur, à défaut d’être le gagnant de cette pitoyable affaire. [...] Nous trouvons certes pour la première fois de notre trajectoire le chemin de Pole Emploi mais nous retrouvons aussi notre liberté de chercheur", conclut Martignoni qui dresse enfin le parallèle entre sa situation et la première motivation des joueurs online.
"Quand on demande aux e.gamblers pourquoi ils jouent, ils répondent majoritairement : facilité, rapidité, simplicité... Liberté. Cette phrase résume bien la modernité numérique et la philosophie des jeux d’argent digitaux pratiqués à la maison dans l’espace privé domestique ou de manière nomade. C’est peut être ces mots - et notamment le plus beau d’entre eux Liberté - que ceux qui croient servir ceux qui nous gouvernent ne souhaitaient pas lire sur le site officiel de l’ARJEL. [...] Au delà de mon histoire personnelle avec l’ARJEL, ces précisions font sens et éclairent un peu le dessous des cartes de la politique des jeux de la France, de sa politique en matière de recherche sur les jeux d’argent et des méthodes employées", termine le chercheur.
L'ARJEL et l'ODJ conduisent désormais une étude uniquement centrée sur l'addiction et la protection des joueurs. Depuis quelques semaines, ces organismes envoient des mails avec l'objectif de "mieux comprendre les comportements qui peuvent conduire à des difficultés avec le jeu, et ainsi améliorer les actions de prévention".
Pour en savoir plus
- L'étude de Jean-François Martignoni a été publiée sur jeu-legal-France.fr en octobre 2015
- Sur le Dessous des cartes, article publié sur lescasinos.org en septembre 2015