Chronique Kipik : aime le poker et le poker t'aimera (peut-être)
NDLR : Kipik est un joueur de poker français, spécialiste des tournois en ligne. Retrouvez chaque mardi sa chronique sur Pokernews et rejoignez-le sur notre forum.
D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours été joueur. Et même un joueur plutôt addictif. Pas dans le sens où on l'entend habituellement : je n'ai aucun plaisir, aucun désir, aux jeux de hasard. Mais trouvez-moi un jeu qui mette mon intellect au défi, qui me force à me dépasser pour battre mon ou mes adversaire(s), et plus rien d'autre n'aura vraiment d'importance à mes yeux.
Jusqu'à ce jour où un ami a commencé à me parler de ses parties de poker en ligne. Une toute autre époque, où le poker ne passait pas encore à la TV. Party Poker était la plus grosse salle où jouer. Il a bien évidemment fallu que j'essaie : déposer quelques centaines de dollars et tout aller claquer sur la première table venue. Et puis, ça tombait bien : j'étais en arrêt maladie pour plusieurs mois et, pour la première fois depuis longtemps, j'avais du temps à perdre entre mes parties de Diplomacy ou de Magic. Enfin, c'est ce que je croyais. Car le virus a tout de suite pris. Et le temps passé aux tables n'a cessé d'aller en augmentant. Au point de ne plus avoir assez de temps pour Diplo. Ou de rendre Magic terriblement fade…
Des dollars déconcertants
Après quelques mois de ce régime, il est bien évidemment arrivé un jour où je me suis posé la fameuse question : « et pourquoi ne pas en vivre ? »
Eh ! après tout, j'adorais ça : je rentrais les $$$ avec une facilité déconcertante ! Je ne jouais pas très haut alors, écumant les tables de Limit Hold'em $1/$2 et $2/$4. Mais je n'étais pas loin de gagner autant que ce que me versait mon travail. Qui ne me procurait plus beaucoup de plaisir.
En réalité, je crois que dès que la question s'est posée, j'avais la réponse. Le défi était trop tentant. L'idée de pouvoir vivre d'un jeu était trop excitante. Et chaque semaine amenait son lot de nouveaux fishes ; toujours plus nombreux ; toujours plus mauvais. Sans compter que « joueur de poker », c'est pas mal non plus pour se la péter…
Franchir le pas fut donc une formalité. Avec les ASSEDIC en backup, les débuts furent des plus faciles. J'étais bien sur mon petit nuage…
Adieu les pigeons
Et puis Party Poker, plus quelques sites où je jouais également, ont fermé leurs portes aux joueurs américains. Adieu les arrivages réguliers de pigeons, il m'a alors fallu trouver de nouveaux terrains de jeu. Et il m'a surtout fallu me rendre à l'évidence : Party était un cas très à part dans le monde du poker en ligne. Nulle part ailleurs je n'ai pu trouver un niveau de jeu aussi faible. Je restais certes un joueur gagnant. Mais mon taux horaire n'avait plus rien de comparable. Et au niveau de blinds où j'évoluais, vivre du poker passait du « rêve de dilettante » au cauchemar du jeu à la chaîne.
Ce fut ensuite au tour des ASSEDIC de me lâcher. Prévu, évidemment. Mais pas vraiment anticipé. Et c'est alors que j'ai découvert une règle essentielle pour qui souhaite vivre du poker : quand tu gagnes 3bb toutes les 100 mains, tu es un joueur gagnant, bravo ! Mais si tu dois en prélever 2 pour vivre, tu es en fait à l'équilibre et ne progresses plus : la banqueroute t'attend au tournant. Et si tu dois en prélever 4, tu es, en fait, un joueur perdant et tu ne peux que finir broke.
Brokage annoncé
L'année qui suivit fut donc une course contre le brokage annoncé. Même si je n'en avais pas totalement conscience, évidemment. Le temps passant, et la situation n'allant pas en s'améliorant, j'ai même en fait accumulé toutes les erreurs possibles : monter de limite quand on n'en a pas les moyens. Passer au No Limit Holdem, puisque je « stagnais » en limit. Et brûler ensuite les étapes sans avoir joué assez de mains pour vraiment situer mon niveau de jeu (qui n'était, en fait, pas bien élevé). Chercher à « se refaire » en tournois (seconde révélation pour moi : j'adore les tournois à un point inimaginable !) qui ne faisaient en fait que reporter l'échéance lors des rares bonnes perfs.
Bref, je jouais chaque jour avec un peu plus de pression que la veille. Et j'ai fini par craquer, perdant en une seule nuit, complètement en tilt, l'essentiel de ce qui me restait de bankroll.
Ma « carrière » de joueur pro n'avait pas duré bien longtemps. Autant pour mon « talent ». Et ma fierté.
Travailler et manger des pâtes
Hélas pour moi, je n'avais pas non plus prévu de porte de sortie. Et tant pis s'il me fallait repartir de zéro (ou presque, essayez donc de vivre en jouant en NL5…). Ou compter sur la générosité de certains pour me financer une remontée en NL50 (yep, pas vraiment plus facile d'en vivre mais…) J'avais appris à mes dépens que le poker n'a rien d'un « jeu facile ».
Mais j'étais prêt à laisser de côté tout ego. A travailler vraiment, en acceptant enfin que mon niveau était au mieux médiocre. A ne manger que des pâtes si c'était le prix à payer pour remonter une bankroll. Voire ne manger qu'un jour sur deux s'il le fallait.
Depuis, je travaille. Tous les jours. Sur la technique. Sur la stratégie puisque je me suis essentiellement spécialisé sur les tournois (un choix très discutable.) Sur moi-même (que je ne connais/sais pas si bien que ça). Sur ma bankroll. Et j'enchaîne les heures sans vraiment compter. Avec des hauts. Et des bas (chaque jour est une occasion de commettre de nouvelles erreurs). Mais je réalise cette part du rêve qui consistait à vivre en jouant au poker. Et tant pis si j'ai dû cesser de me la péter…
"Que j'étais mauvais il y a six mois"
Ce ne fut pas un parcours de tout repos. Et rien n'est encore gagné. Il reste tellement à faire. Mais c'est ce défi permanent, cette incertitude quant à l'avenir, ce besoin de s'améliorer constamment, qui me font aimer ce jeu. Qui me donnent envie chaque jour d'aller me battre.
Bien évidemment, je suis loin d'être là où mes rêves me mettaient quand je me suis lancé. Je n'ai gagné aucun gros tournoi. J'ai juste fait mes premiers pas cette année sur le circuit européen. Et martyriser les tables de high stakes est toujours aussi hors de ma portée.
Mais j'en vis. Je progresse. Tous les six mois on se dit : « mon dieu ! que j'étais mauvais il y a six mois ! ». Et, finalement, c'est tout ce qui m'intéresse vraiment.
Du coup, quand je discute avec un joueur qui souhaite se lancer, je repense à celui que j'étais quand j'ai sauté le pas. Sans aucune idée de ce qui l'attendait. Sans bankroll. Ni gestion. Sans aucune idée de son niveau réel (sic). Mais volontaire, qui crushait ses micro-limit avec optimisme. Bref, qui allait droit dans le mur avec une complète insouciance. Et j'aimerais bien lui mettre une ou deux bonnes baffes pour le réveiller avant que le poker ne se charge lui-même de le ramener sur Terre.
Et, en même temps, je l'embrasserais volontiers
Quand on aime....
On dit souvent que, pour devenir un bon joueur de poker, il faut s'être déjà broké. Ce qu'on ne dit pas, par contre, c'est combien il peut être difficile de se « reconstruire » ensuite. Ou que la plupart de ceux qui décident de vivre du poker le font dans des conditions idéales pour y arriver (à se broker, évidemment). Et bien peu vivront le rêve jusqu'au bout. Avec gloire et fortune. Pour autant, ça n'en reste pas moins une belle aventure. Pas forcément celle qu'on imaginait. Nettement moins de strass. Et beaucoup plus de sueur. Mais l'important, n'est pas là : on fait ce qu'on aime. Et on n'en changerait pour rien au monde !