Chronique Kipik : qui veut voyager loin...
J'espère que mes deux premières chroniques n'ont pas dressé un portrait trop sombre du poker. Il me semblait indispensable de rappeler que, si c'est un jeu où l'on peut être gagnant, ça n'est pas non plus une activité comme les autres.
Le poker est certes un loisir pour la grande majorité. Mais la grande majorité est perdante. Et ceux qui travaillent, et réfléchissent, sont aussi rares que des joueurs gagnants. Sans surprise, ce sont les mêmes.
Réussir au poker demande plus une approche « sportive ». Venant de moi, totalement réfractaire au sport, cela peut prêter à sourire. Et pourtant… La première qualité d'un bon joueur est la discipline. Et, croyez-moi, je ne suis pas non plus quelqu'un de discipliné, loin s'en faut ! C'est au contraire un domaine que j'ai dû travailler. Et que je travaille toujours. Le fait de jouer essentiellement en tournoi n'est d'ailleurs pas étranger à cela : la structure même des tournois force à la discipline. J'ai par contre encore beaucoup de mal à appliquer la discipline nécessaire en cash game : difficile, pour moi, d'évoluer sans filet; de m'imposer à moi-même, de moi-même, les contraintes nécessaires.
Un bon joueur est un bon praticien
Aussi bon soit-on dans la compréhension du jeu, cela ne suffit pas. Encore faut-il être capable de la suivre, de l'appliquer, pendant des heures. Et des heures. Un bon joueur est certes un bon théoricien. Mais c'est aussi, et surtout, un excellent praticien. Aussi éduqué soit-il, si les mains d'un chirurgien tremblent, vous ne souhaitez pas le voir un scalpel à la main…
En réalité, si vous évoluez en petites limites, trop de théorie peut même devenir nuisible.
Prenons le cas d'un joueur de petite limite. Ses adversaires sont sous-éduqués. Certains voudront voir le flop. Tous les flops. Et peu importe le prix. D'autres, au contraire, n'ont qu'une pensée en tête : bluffer tous les pots; vous « outplayer » même dans les situations les plus improbables. Et une grande majorité joue essentiellement en « fit or fold » (trouve un –bon- flop ou dégage). Avec un peu de malchance, il y a bien un « regular » à sa table… mais qui doit jouer 16 tables en simultané et va rarement adapter son plan de jeu. Sans méchanceté aucune (on est tous passés par là), notre joueur doit donc affronter une opposition très primaire. Face à laquelle il n'est nul besoin de jouer un poker très complexe. Inutile, par exemple, de réfléchir à la manière « merger sa range de défense entre call et tribet » : le niveau de votre adversité a déjà répondu à votre place à la plupart des questions existentielles que se posent les joueurs de plus grosses limites.
Volez inlassablement les blinds
Quand vos adversaires sont aussi peu sophistiqués, aussi linéaires, votre seule préoccupation doit être d'exploiter au mieux leurs faiblesses. Tant pis si ça va à l'encontre de théories plus avancées; tant pis si ça vous rend vous-même exploitable, lisible : personne, à ces petites limites, ne s'en rendra compte. Volez inlassablement les blinds des joueurs les plus tights (et n'insistez pas les rares fois où ils paient); relancez très largement les limpers compulsifs; surelancez les craintifs; faites une mise de continuation quasi systématique contre les « fit or fold »; ne bluffez pas les calling stations (même pas une mise de continuation) mais valorisez-les à mort quand vous avez une main correcte; etc... etc... etc...
De même, en tournois à petits buy-ins, nul besoin non plus d'en faire beaucoup. Comprendre les principes stratégiques de base, et savoir gérer son stack, est plus que suffisant pour devenir un joueur gagnant. Ce qui n'est déjà pas si simple : les forums sont remplis de mains délicates qui n'existeraient pas si leur auteur avait respecté ces principes. Et les tournois à buy-ins moyens (ou même de très beaux tournois « live » !) regorgent de joueurs qui ne comprennent pas (vraiment) ces principes.
Soyez patients. Laissez vos adversaires s'éliminer entre eux. Laissez-les vous bluffer et remporter de petites batailles : il y aura toujours un joueur trop optimiste pour vous payer quand vous aurez une bonne main. Et il sera temps, en toute fin de tournoi, quand approche la seule bataille qui compte -pour la victoire, alors que beaucoup de joueurs deviennent extrêmement timides sous la pression de l'argent en jeu-, de vous montrer plus agressif.
Discipline vs. plaisir
Je réalise bien que cela n'a rien d'amusant pour un joueur qui découvre le poker. Que vous avez envie de vous faire plaisir. De briller. Et la tentation est grande de déposer quelques dizaines ou centaines de dollars, de lire un livre et de se lancer bille en tête en se faisant une joie d'outplayer ses adversaires avec les conseils qu'on y a trouvés. Le pire, c'est qu'on y trouve du plaisir quand passent les premiers gros coups. Enfin, jusqu'à ce qu'on finisse par s'étonner, peu après, de finalement avoir tout perdu. Sans trop comprendre pourquoi : après tout, n'a-t-on pas appliqué ce qu'on vient de lire ?
Cette méthode d'apprentissage « scolaire » ne marche pas pour le poker. Chaque main qu'on rencontre est particulière, chaque adversaire unique; et les paramètres à prendre en compte sont quasiment infinis. Impossible, jamais, d'appliquer un schéma type.
Le chemin qui s'ouvre à vous est long (oui, il y a de l'envie dans ma voix). Et riche en émotions. En satisfactions. En tout cas pour les 20% de joueurs qui gagneront au poker…
Mais pas de panique : plus on joue et plus ce pourcentage augmente. Ce qui semble logique, peu de personnes vont insister lourdement alors qu'elles jettent leur argent par les fenêtres (mais il y en a...). En même temps, cela signifie aussi que les premiers pas d'un joueur sont une étape déterminante dans sa réussite. Et que la plupart ne connaîtront jamais les étapes suivantes. Ni les joies qu'elles auraient pu leur apporter…
Un donkey sommeille en chacun de nous
Profitez donc de vos premiers pas pour observer (et non, jouer 16 tables quand on débute n'est pas une bonne idée). Pour étudier les comportements de vos adversaires (leurs erreurs et comment les exploiter). Pour tenter de comprendre comment ils pensent (si, si, ils pensent !) Et vous forcer à réfléchir un peu mieux vous-même (parce qu'un donkey sommeille en chacun de nous). Les théories plus complexes viendront plus tard, quand vous croiserez des adversaires qui vous obligeront à pousser vos réflexions un pas en avant.
Mais, pour que ces théories servent à quelque chose, il faut qu'elles s'implantent d'elles-mêmes, au fur et à mesure. Si tu veux de belles plantes, prépare une bonne terre. Si tu veux développer un bon poker, commence par préparer une base solide.
Croyez-moi sur parole (pour ne pas avoir su le faire à mes débuts) : plus vous développerez vite une discipline solide, plus vous ferez tôt les efforts nécessaires à comprendre le jeu, à analyser chaque situation, et plus la suite sera facile : plus ces stratégies avancées, sur lesquelles on bloque tous un jour ou l'autre, s'intégreront d'elles-mêmes à votre jeu. Naturellement.
Cette discipline est probablement ce qu'il y a de plus difficile à acquérir. Mais elle vous accompagnera ensuite tout au long de votre « carrière » de joueur et facilitera votre progression.
Prenez votre temps. Vous irez beaucoup plus vite. Et, surtout, beaucoup plus sûrement.