Chronique Kipik Poker : Savoir et pouvoir
Un des dangers qui menace tout joueur désireux de s’améliorer au poker, et donc d’accroître son bagage technique, est de « s’overthinker » (suranalyser). À chaque fois qu’on découvre de nouveaux aspects de la théorie du jeu, on court en effet le risque que celui-ci se retourne contre nous.
Prenons un exemple : vous avez monté un joli stack qui vous permet de bien abuser de la table lorsque le chipleader du tournoi vient s’asseoir à votre droite. Il commence aussitôt à pilonner la table. Vous savez que vous pouvez le 3-bet (surelancer) sans trop réfléchir. Et que vous devez même le faire, ses ranges étant tellement larges. Et puis, si vous ne le calmez pas très vite, personne ne le fera et vous allez vite vous retrouver parmi la masse des tapis moyens.
Seulement, voilà : vous savez comment utiliser la pression à votre avantage. Et vous savez que, si les rôles étaient inversés, avec l’avantage en jetons, vous seriez en mode 4-bet (sur-sur-relance) quasi systématique sur ce joueur qui ne souhaite pour rien au monde aller jouer son tapis contre le seul joueur qui le couvre. Et vous renoncez du coup à surelancer parce que vous n’avez aucune envie qu’il vous revienne par-dessus. Ou, à l’inverse, vous le 3-bettez avec A-Js et payez évidemment son tapis quand il boîte.
Autre exemple : nous sommes à la bulle et vous profitez de votre tapis pour relancer toutes les mains.
Personne ne souhaitant prendre de risques à ce moment du tournoi, vous couchez les rares fois où un petit tapis vous revient dessus et ramassez quatre fois sur cinq les blinds et ante. Vous relancez une fois de plus mais, cette fois, le joueur de BB décide de vous surelancer. Il a un tapis très confortable et a été hyperactif jusqu’à ce que vous preniez le contrôle. Même si vous le couvrez, c’est un des rares joueurs dont le tapis est vraiment menaçant pour vous et certainement le joueur qui comprend le mieux la théorie (après vous, bien évidemment! ;) ).
Aucun doute possible, ce joueur sait ce que vous faites. Et, pour être tout à fait honnête, vous vous attendiez à ce que, tôt ou tard, il contre-attaque. Sans trop d’hésitation, vous faites ce que tout gros tapis doit faire et envoyez la boîte, le mettant au défi de risquer tout son tournoi à ce moment critique.
Ne surestimez pas l’information disponible
Deux situations assez standard, ambiance « je sais que tu sais que je sais que tu sais ».
Hélas, dans les deux cas, vous venez gentiment de vous « overthinker ». Vous partez du principe que votre adversaire a analysé aussi bien que vous la situation, en a tiré les conséquences et soit prêt à réagir de la façon appropriée.
Or, rien ne prouve que ce soit le cas.
Exemple 1 : tout ce que vous savez de votre adversaire, c’est qu’il a un gros tapis et en profite pour voler à tours de bras. Mais vous ne savez pas comment il a monté ce tapis. Ni comment il va réagir quand vous le surelancerez.
Exemple 2 : même si ce joueur s’est montré agressif, il a ralenti le rythme. Et, pour l’instant, n’a montré aucune propension à vous résister. Rien ne permet de penser qu’il va enfin se décider, sur cette main, alors que la bulle est de plus en plus proche. Et encore moins alors qu’il n’a pas la position…
Un cerveau pour deux
Dans ce genre de situations, la pire erreur est de commencer à réfléchir à la place de son adversaire.
Un gros stack arrive à votre droite et commence à relancer chaque main ? Surelancez-le le plus vite possible et observez comment il réagit. N’attendez pas d’avoir une main moyenne comme AJs pour le faire mais saisissez au contraire la première opportunité qui se présente. Mieux vaut le 3-bet avec 95o si c’est pour se coucher quand il fait tapis en réponse. Vous ne saurez certes pas s’il est prêt à pousser son avantage à fond ou si vous êtes mal tombé quand votre surelance ne passe pas. Mais vous pourrez à ce moment commencer à nourrir des soupçons. La fois suivante, si vous avez AJs, payer son tapis sera probablement justifié. Mais si vous attendez cet AJs pour surelancer, payer son tapis sera un gamble optimiste.
Sans compter que, la plupart du temps, il va simplement se coucher sur votre surelance. Ce qui va réduire votre retard en jeton et lui envoyer un message : « vas-y tranquille, garçon, je suis là et je ne me laisserai pas faire ». Plus vite vous lui enverrez ce message, plus il vous laissera ensuite de possibilités d’ouvrir par une relance (au lieu de le faire lui-même). En bonus, quand vous allez finalement recevoir cet AJs, ce sera la seconde fois que vous le surelancerez. Il sera donc susceptible de vous revenir dessus avec un range plus large que s’il s’agissait de votre premier 3-bet. Non pas, d’ailleurs, que vous devrez non plus systématiquement payer : après tout, il a montré auparavant qu’il couchait facilement sur un reraise…
Le poker n’est pas un jeu à handicap
En général, faute de l’information contraire, estimez que votre adversaire raisonne de façon basique : le premier a un gros tapis, il relance tout et n’importe quoi et se couchera généralement si ça résiste (ou paiera la surelance s’il est vraiment mauvais). Le second est certes agressif mais il a un tapis correct à la bulle, que vous couvrez, et il ronge son frein comme tout le monde en attendant d’être payé pour venir se battre.
Penser, et agir, un niveau au-dessus, n’est pas chose facile. C’est même tellement rare qu’il est absurde de commencer à l’imaginer sans quelques éléments concrets. Si vous commencez à prêter à vos adversaires des réflexions, des intentions, qu’ils n’ont pas, c’est votre propre jeu que vous pénalisez puisque vous réagissez comme s’ils jouaient mieux qu’en réalité.
Et cette pensée vaut à tous les niveaux : si vous jouez en cash game et qu’un joueur loose passif décide vous surelancer en SB, pourquoi imaginer qu’il en a marre de vous voir relancer tous les boutons et vient de vous 3-bet light? La réalité est plus probablement qu’il a simplement trouvé une premium et la joue… comme une premium.
Quand notre ego fait équipe avec l’adversaire
Cette façon de penser à la place de nos adversaires est un effet secondaire de notre ego. On progresse dans notre compréhension du jeu et, de façon perverse, on cherche à valoriser ce savoir, cette compétence, en imaginant que nos adversaires sont à notre hauteur. Comme si « savoir plus » n’était pas déjà gratifiant, il nous faut chercher la preuve qu’on met mieux ce savoir neuf en application. Qu’on est capable de penser encore un cran au-dessus des joueurs qui pensent aussi bien que nous. Alors même que rien ne prouve qu’ils le fassent.
Le fait est que, depuis nos premiers pas au poker, on gagne simplement en pensant un cran au-dessus de nos adversaire. On comprend qu’il ne faut pas payer hors cotes un tirage alors qu’ils continuent à payer pour un miracle. On comprend l’avantage de la position alors qu’ils continuent à n’en tenir aucun compte. On réalise que personne n’a généralement rien au flop et on fait des mises de continuation systématique alors que, en face, ça joue encore en « fit or fold » (touche ton flop ou abandonne).
Dès vos premiers pas, vous avez eu la preuve qu’ils ne pensaient pas aussi bien. Si vous commencez à imaginer que, quand votre adversaire vous paie sans la position, il a une meilleure main qu’en position, vous allez au-devant de graves déboires. Attendez qu’il vous prouve qu’il a compris le principe de position pour lui en donner le crédit.
Que ce soit en Cash Game ou en tournois, plus vous allez monter de limite, plus ce genre de savoir de base va se généraliser. Au point d’être un fait évident : votre adversaire sait. Mais chaque limite va imposer de nouveaux savoirs qui feront la différence. Que vous, vous ayez cette connaissance, que vous la compreniez, n’impliquera jamais que vos adversaires en fassent autant. Ou l’appliquent correctement. Et encore moins qu’ils soient à même de réfléchir un cran encore au-dessus.
Il sera bien assez temps, quand tel ou tel adversaire vous l’aura démontré, de vous ajuster à son niveau de réflexion. En attendant, laissez-le réfléchir avec ses moyens. Et contentez-vous de rester juste au-dessus.
Le pire, c’est que cette tendance à penser à la place de nos adversaires a un effet extrêmement démoralisant sur notre propre jeu. On se lance dans un play au quatrième degré pour découvrir que, en face, ça réfléchit simplement au premier degré. Du coup, à quoi bon avoir travaillé autant sa compréhension du jeu ? Pourquoi se fatiguer à réfléchir mieux quand, en face, ça ne fait aucun effort ?
Beaucoup, du coup, abandonnent leurs efforts de compréhension. Il faut bien avouer que c’est un travail ingrat. Et qui, finalement, ne sert pas souvent. On peut gagner des tournois en jouant le poker le plus basique qui soit. On peut aussi être gagnant aux plus petites limites avec ce genre de stratégie… rustique. Tant que nos adversaires ne font pas au moins un peu d’efforts, les nôtres sont peine perdue.
Savoir. Vouloir. Pouvoir
Tout le problème d’acquérir de nouveaux savoirs n’est pas dans l’acquisition. Qui, finalement, n’est pas bien difficile non plus. Ni dans leur application (qui demande nettement plus d’efforts). Mais dans leur utilisation à bon escient. Ce qui, souvent, implique une non-utilisation. Tant que notre adversaire n’a pas montré qu’il réfléchissait au second degré, réfléchir soi-même au second est suffisant. Et ainsi de suite. Jusqu’à ce qu’on tombe sur un joueur qui nous pousse dans nos derniers retranchements.
C’est pour ce joueur, cette rencontre, que nous faisons tous ces efforts. Que nous emmagasinons un savoir qui ne sert en général à rien. Jusqu’au moment où il va devenir indispensable.
Pas chose facile quand tout notre système éducatif nous pousse à acquérir du savoir et à l’appliquer immédiatement (quitte à ne plus jamais s’en servir ensuite). Au poker, acquérir un savoir n’implique en rien qu’on puisse l’utiliser à court terme : il faudra déjà trouver la bonne situation et le bon adversaire. Vouloir à tout prix mettre en pratique la « petite dernière » sera au contraire très souvent source d’échec.
L’important, c’est d’être capable de déterminer à quel niveau notre adversaire pense. Et de répondre de façon appropriée, un cran au-dessus. Ce sera le plus souvent assez basique. Mais pas toujours. Encore faut-il avoir le niveau de réflexion approprié, même tout poussiéreux, dans son arsenal…
Et c’est dans ces moments-là qu’on apprécie le plus de jouer au poker.
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