Kipik poker : votre cerveau n'a pas les idées claires
Une des raisons pour lesquelles vous jouez mal au poker est que votre cerveau est déficient. Pas de panique, c’est le cas de tout le monde.
J’ai déjà eu l’occasion de parler de quelques erreurs que notre cerveau peut commettre, « à notre insu». Ce que l’on a coutume d’appeler notre « belle machine » s’est en effet développée à une époque où l’homme vivait en petit groupe, avec des besoins basiques : manger régulièrement, suffisamment. Et se reproduire de temps en temps. Puisque l’espèce a survécu, et s’est développée, on doit pouvoir dire que, oui, il a bien bossé.
Malheureusement pour lui, et pour nous, cette époque « simple » est révolue. Et notre cerveau doit maintenant travailler sur des conceptualisations, des virtualisations, des estimations… pour lesquelles il n’est pas (vraiment) adapté. Certes, il s’en sort bien dans la plupart des situations quotidiennes. Encore heureux puisqu’on lui simplifie nettement la tâche de se nourrir; en particulier si on est un mâle qui a juste besoin de savoir comment ouvrir le réfrigérateur…
Mais, à côté, nous faisons appel à lui pour de nombreuses tâches hors de son champ d’expertise. Une des pires, ce qui va nous amener au poker, étant de pondérer des espérances.
Attention, question piège !
Si je vous offre ou 10€ ou 20€, votre cerveau va vite trouver la réponse la plus intéressante.
Si je vous offre une cote de 3:1 sur un pile ou face, il ne faudra pas non plus longtemps avant de vous décider (si ce n’est pas le cas, une formation d’urgence aux « cotes » s’impose !).
Autant de situations basiques faciles à gérer. Si votre cerveau marque un temps d’hésitation devant ce genre de choix, c’est juste que sa nature paranoïaque va chercher un piège tellement l’offre est favorable. Mais dès qu’on s’en écarte, ne serait-ce qu’un petit peu, tout, et surtout le pire, peut arriver.
Il y a perdre et perdre
Le psychologue Dan Gilbert citait un cas très intéressant : une personne achète $20 un billet pour un spectacle et, en arrivant au guichet, réalise qu’elle a perdu le ticket. Heureusement, elle a aussi un billet de $20 sur elle. Pour autant, la majorité des personnes testées renonce à voir la pièce. Eh ! Normal, ils ne vont quand même pas payer deux fois.
On change la situation et, cette fois, les gens n’ont pas acheté leur ticket mais partent avec deux billets de $20 sur eux. Arrivés au guichet, ils réalisent qu’ils ont perdu $20. Que font-ils ? Ils achètent un ticket quand même. Eh ! Ils sont venus là pour voir la pièce !
Cette situation est extrêmement illustrative de la façon dont notre cerveau perçoit les choses. Et pondère la valeur psychologique de chaque événement. Bien au-delà de leur valeur « réelle ». Pour lui, un billet de $20 n’a pas tout à fait la même valeur qu’un ticket payé $20. Ce qui est correct si on essaie de payer son restaurant avec un ticket de cinéma. Mais reste une absurdité d’un point de vue mathématique.
Evidemment, cette petite « erreur » mathématique n’a pas grande importance dans la vie quotidienne. Au pire, elle créera une source de frustration si vous décidez de plutôt ne pas voir le spectacle. Mais c’est un problème que le cerveau sait gérer avec le temps et, à condition que ça ne se produise pas trop souvent, « vous » trouverez très vite les meilleures raisons du monde pour ne pas avoir « payé deux fois ».
Hélas, dès qu’on transpose cela au poker, on fait face à un problème de taille pour notre ordinateur interne : ce genre de situation se produit en permanence. Même si vous n’êtes pas un maniaque du multitabling, vous allez devoir faire cinq ou dix de ces choix toutes les heures. Et chaque choix que vous ferez qui se terminera en votre défaveur, fut-il correct, sera source de frustration.
La valeur subjective
Mais ce disfonctionnement du cerveau ne se limite pas à générer du « tilt ». Il nous amène aussi à percevoir les situations sous des angles biaisés. De la même façon que le billet de $20 n’a pas la même valeur que le ticket payé $20.
Un exemple simple : si votre adversaire fait tapis et vous montre AK, vous allez être plus tenté de payer avec QQ qu’avec 22. Ou même TT. Alors que, en réalité, la différence entre QQ et 22 est inférieure 4% et que payer avec 22 dégage toujours un profit. Mais, pire, TT dégage en fait plus de bénéfice que QQ. Pourtant, si on vous donne le choix entre TT et QQ pour aller affronter AK, vous allez naturellement préférer QQ.
Dans les trois cas, la situation est en fait : je suis dans une situation paire contre AK qui m’est favorable, même si seulement légèrement. La hauteur de ma paire ne change rien au problème (ou seulement de façon marginale) et ne doit avoir aucune influence sur ma décision.
Ceci dit, même si vous prenez la décision qui s’impose, vous le ferez avec le sourire, et sans hésiter, avec QQ. Alors que vous y irez à reculon, contraint et forcé, d’autant plus que votre paire est petite.
Notre cerveau a tendance à survaloriser ce qu’il perçoit comme « sûr ». Et à dévaloriser ce qu’il considère « dangereux ». TT est une bonne main. QQ une très bonne. Et 22 une main… disons très moyenne. Peu importe que, dans la situation présente, les trois reviennent au même. Ou que, finalement, l’option la plus « sûr » ne soit pas la plus rentable.
C’est ennuyeux au poker mais c’est aussi comme ça qu’une espèce survit et parvient un jour à plus penser à jouer aux cartes qu’à s’alimenter.
Pour autant, il ne s’agit pas là d’un problème insoluble. Tous les joueurs gagnants sont parvenus à franchir l’étape et à court-circuiter cette barrière psychologique pour ne plus penser qu’en termes rationnels. Ça n’est toutefois pas une étape simple pour tout le monde. Et ce n’est qu’un premier pas…
Au poker, un obstacle en cache toujours un autre
Parce qu’il reste encore à appliquer la même logique à une réflexion en hand ranges (l’éventail des mains possibles). Et, là, ça se complique sérieusement.
Quelle est la différence entre payer avec A9o le tapis d’un joueur qui push 18% de ses mains et payer avec AKo un adversaire qui vous montre QQ ?
Réponse amusante : la même qu’entre TT et QQ vs AKo ou qu’entre QQ et 66 vs AKo. Plus concrètement : en gros, 1% d’équité (en plus pour l’A9o contre 18%, des fois que vous ne seriez pas sûr).
Toutes ces situations sont globalement identiques. Evidemment, dans la réalité, votre adversaire vous montrera rarement son AK et QQ jouera nettement mieux que TT, ou encore pire 22, contre son range. De même, A9o perdra l’avantage si vous estimez que votre adversaire push 18% du temps alors qu’il ne le fait qu’avec 17% des meilleures mains (en gros, le 9 est son chiffre maudit et il préfère jeter A9o et J9s).
Le poker est un jeu à connaissance imparfaite, où la différence se fait sur notre capacité à déterminer les hypothèses les plus précises possibles. A ce petit jeu, même les meilleurs commettent en permanence des erreurs. Juste moins souvent. Et de moindre portée. Mais je m’écarte du sujet qui est de dire pourquoi vous jouez mal et pas comment vous pourriez devenir le meilleur…
Notre cerveau va pourtant percevoir A9o contre top 18% comme une situation floue. Incertaine. Risquée. Alors que AKo contre QQ est une situation simple, qu’il connaît parfaitement, et sur laquelle il s’engagera sans hésitation. 1% moins bien, peut-être, mais en territoire connu. Il n’y aura pas de frustration quand l’adversaire à 18% retournera AQ (« arf ! j’en étais sûr, je savais qu’il fallait pas y aller là ! »). On ne se maudira pas d’avoir fait le bon choix (sic) quand son Q9 gagnera le pot. Et personne ne se fait jamais le reproche de perdre 1% d’équité en préférant AKo contre QQ à A9o contre 18%... à l’exception probable des meilleurs regulars de SNG qui, eux, évoluent dans un univers où 1% d’équité en plus ou en moins est une question de vie ou de mort.
Plus c’est éloigné, moins c’est intéressant
De la même façon, c’est aussi cette pondération « défectueuse » qui nous fait préférer l’immédiat. Le garanti. Le court terme. Si je vous offre 90€ maintenant ou 100€ dans 6 mois, vous allez naturellement préférer ne pas vérifier si je m’en souviendrai encore dans 180 jours (pas forcément une erreur, d’ailleurs). Cette immédiateté est rassurante. Beaucoup plus que le bénéfice de 11% (et dire que vous faisiez le difficile pour 1% d’équité en plus ou en moins… voila maintenant que vous renoncez sans regret à 10% de vos bénéfices possibles).
De la même façon, si l’espoir illusoire d’un énorme gain fait le succès du Loto, c’est l’immédiateté du gain qui fait le succès des jeux à gratter et autres Rapido (malgré une espérance effroyable).
Faites des bulles
Cette façon de penser les choses amène naturellement à survaloriser l’ITM par rapport au gain potentiel futur d’une prise de risque à la bulle. Ou, de façon identique, à éviter comme la peste tout gamble alors que la Table Finale est à portée de main.
Hypothèse : nous jouons un $109. 615 joueurs au départ, 72 payés et la bulle se joue en ce moment.
La gagne rapporte : $11610. Bénéfice : $11500 (on calcule le Retour Sur Investissement –ROI ou RSI- en fonction du bénéfice, pas du gain !)
L’ITM rapporte $202. Bénéfice : $93
Imaginons que votre edge (avantage) sur le field vous permette d’avoir mieux que 1 chance sur 72 de gagner quand vous êtes ITM. Disons 5% de chances (vous dominez outrageusement le field !). Doubler votre tapis ne va bien sûr pas doubler vos chances de gagner le tournoi. Supposons que ça vous donne juste 6% de chances de gagner (oui, je viens aussi probablement de surestimer les chances de gagner et de sous-estimer l’impact de la prise de risque).
Si vous ne prenez pas de risque, votre espérance est de : 11500*0.05+93*0.95=$663
Si vous gamblez et doublez, votre espérance est de : $11500*0.06+93*0.94=$777
Si vous gamblez et perdez, votre « bénéfice » est de -$109
La prise de risque rapporte donc $114 (777-663). Et va coûter $109 chaque fois que l’issue n’en sera pas favorable (en fait, c’est même un peu mieux puisque le gain en jetons augmente aussi les chances de terminer second, troisième etc et diminue le nombre de places tout juste payées). Dans ces conditions (simplifiées à l’extrême, il s’agit juste d’illustrer), jouer un coinflip à la bulle est une décision +$EV (rentable).
La perception par situation donnée
Pas très différente, dans l’esprit ni dans la façon dont notre cerveau la perçoit, de l’offre 90€ maintenant ou 100€ dans 6 mois. Ce qu’il y a derrière notre front va avoir tendance à survaloriser le gain immédiat de $202 (en réalité +$93, ça aussi il le perçoit de façon erronée). Et à sous-évaluer le bénéfice de la prise de risque (anecdote de l’exemple, pas voulue : mais la différence d’espérance de $5 revient en gros encore à 1% sur un coinflip).
Ceci dit, vous n’avez probablement pas 5% de chances de remporter le tournoi. Ce qui ne gêne en rien le raisonnement puisque, moins votre edge sera important, plus la taille de votre tapis fera la différence.
Le fait est que jouer un coinflip à ce moment du tournoi va à l’encontre de tous les principes qui ont fait la survie de l’espèce. S’il suffit de ne rien faire pour gagner de l’argent, pourquoi aller prendre un risque qui va nous en faire perdre une fois sur deux ??? Notre cerveau préfère le court terme au long terme qui ne fait pas beaucoup de sens pour lui. Et tant pis si un joueur de poker gagnant est un joueur qui réfléchit seulement au long terme (et va donc aller chercher les $5 d’équité supplémentaire que lui offre le coinflip dans mon exemple)
Je n’ai pas la prétention de faire de qui que ce soit un bon joueur de poker. Vous seuls pouvez y arriver. Ce que je sais, par contre, c’est pourquoi on a du mal à y arriver. Et ce qu’on peut faire pour s’améliorer. La première étape est de s’affranchir de toute barrière psychologique que notre cerveau va dresser devant nous. Jusqu’à percevoir la réalité telle qu’elle est.
Une décision est rentable ou ne l’est pas.
Évidemment, on ne dispose jamais d’autant d’éléments de calculs, ni d’hypothèses aussi précises, que dans mes exemples d’illustrations. Mais votre décision ne sera pas meilleure, ou plus mauvaise, parce que la dernière fois que vous en avez pris une de ce genre, vous avez « perdu » (là, aussi, biais de notre cerveau : on ne peut pas perdre quand on prend une décision à espérance positive, elle ne se concrétise peut-être pas de la façon qu’on espérait mais elle reste gagnante même quand on perd). Ou parce qu’on est lundi. Ou que vous portez un caleçon rouge et blanc. Ou quoi que ce soit.
Votre décision peut être mauvaise parce que vous avez mal estimé les hypothèses. Cela arrive. Mais elle le sera beaucoup plus souvent parce que vous l’avez prise en tenant compte de paramètres extérieurs au jeu. Même si cet extérieur est à l’intérieur de votre crâne.
Le rôle de notre cerveau est avant tout de nous préserver. Cela implique de créer des barrières, de développer un système immunitaire psychologique qui va analyser le risque au mieux de nos intérêts. Ou, pour être exact, de son intérêt (notre cerveau). Ce qui revient au même quand on chasse en meute au cœur de la forêt ou qu’on se retrouve nez à nez avec un prédateur mieux armé. Il n’en va pas de même quand il s’agit de jouer aux cartes, que notre survie est au mieux métaphorique et notre développement basé sur des probabilités dans un univers régi par le long terme…
Le cerveau a besoin d'être débridé
Tant que vous laisserez votre cerveau éclairer « à sa façon » les conditions de jeu, vous prendrez des décisions erronées car biaisées par l’instinct de survie. Vous laisserez passer des occasions, certes dangereuses, mais extrêmement rentables qui, au final, vous coûteront aussi cher (voire plus) que les erreurs que vous pouvez commettre. Malheureusement pour nous autres, pauvres joueurs, ce sont souvent ces erreurs marginales qui attirent notre attention alors même que, sans nous en rendre compte, nous laissons passer des volumes d’espérance nettement plus préjudiciables.
Dit autrement : si vous jouez mal, c’est déjà parce que votre cerveau joue de façon exécrable. Peu importe les efforts que vous ferez pour vous améliorer, vos résultats seront toujours inférieurs ce qu’ils pourraient être si vous ne parvenez pas à comprendre ses biais dans l’analyse. C’est à vous qu’il revient de le contrôler. De forcer votre réflexion à dépasser ses structures primaires pour penser long terme et rentabilité. C’est, à mon avis, un des plus beaux défis que le poker nous force à relever.
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