Chronique Kipik : Supercalifragilistic-ton-stack
Je disais la semaine dernière que, en tournoi, le tapis commande. Sa profondeur est l'information principale qui va dicter notre conduite. Nos choix.
Mais, ceci dit (et accepté ?), comment cela se traduit-il dans les faits ?
Si je maintiens qu'il faut agir comme un général commandant ses troupes « à l'ancienne », avec tout le détachement qu'exige la fonction (dit de façon moins policée : on se fout de l'issue du combat, de combien de ses troupes se font étriper, tant qu'on a pris la « bonne » décision), j'ajouterai qu'il est important de penser comme une nounou attentive et dévouée.
Et c'est tout le paradoxe du joueur de tournoi : sa ressource la plus précieuse, la seule chose à laquelle il doit penser, c'est son tapis. Qu'il faut protéger. Dont il va falloir accompagner la croissance. Sans autre fierté que le sentiment du devoir accompli. Et, en même temps, être prêt, le moment venu, à l'envoyer au front. Sans aucun état d'âme. Ni regret.
En résumé : vous connaissiez Dr Jekyll et Mr Hyde ? Bienvenue dans le monde merveilleux de Mary Poppins et Mr Patton.
Mary Poppins et le capital
Beaucoup de joueurs comprennent assez bien l'importance vitale du tapis. Mais, du coup, ils mettent souvent trop fortement l'accent sur sa préservation : ils finissent alors par le considérer comme un trésor. Et uniquement comme un trésor à protéger. Ceux-là vont rarement s'engager sans la meilleure main : on les reconnaît généralement à leur petit tapis. Leur phrase préférée est « hold ! hold ! hold !!! ». Et ce sont aussi les clients préférés des sections « badbeats ».
Veiller sur son tapis n'est pas seulement le préserver. En prendre soin, oui. L'encadrer, l'accompagner, le surveiller, essayer de faire qu'il ne lui arrive rien de fâcheux, aussi. Mais ce n'est pas en enfermant son tapis à double tour, en veillant jalousement sur lui comme une mère possessive, qu'on va le mieux en prendre soin.
Notre tapis, nos jetons, représentent un capital. Et un capital qu'on ne fait pas fructifier est condamné à mourir. En tournoi, où l'augmentation des blindes (et ante) fait office d'inflation galopante, ça va vite. Très vite. Même sur les tournois disposant d'une progression lente, on a vite fait de se faire rattraper par la structure. Et de devoir jouer des situations radicales (ces fameux coinflips dont se délectent les caméras de télévision) rien que pour reprendre son souffle.
On estime souvent que la limite ultime est de 5 blindes. En gros, dès que vous tombez en-dessous de 5 blindes, vous n'existez plus. Certes, vous êtes toujours assis à la table. Et vous recevez encore des cartes. Mais votre destin ne repose plus que sur les cartes : quand vous allez pousser vos trois ou quatre blindes, quelqu'un va vous payer. Même si vous avez décidé de seulement jouer QQ ou mieux et As-Roi, et même si c'est seulement la Grosse Blinde qui vous paie avec n'importe quelles cartes, vous sauterez une fois sur quatre. Ouvrez un peu votre jeu (disons paire de 8 et mieux, As-Valet et mieux) et vous trouverez le chemin de la sortie 30% du temps. En jouant seulement contre la Grosse Blinde qui vous paie en aveugle.
Le bon père de famille et son tapis
Certes, le joueur de Blinde ne vous paiera pas systématiquement (on peut rêver !). Mais l'idée maîtresse de ce seuil de 5bb est que, passé cet extrême, le poker n'est plus un jeu de compétence. Mais un pur jeu de hasard : vous n'êtes plus assez dangereux pour faire coucher aucun adversaire ; vous êtes condamné à espérer que votre main soit la meilleure à l'abattage. Or, même en jouant seulement vos meilleures mains, vous n'en sortirez pas avec le sourire 25 à 30% du temps (minimum). Pour empirer les choses, si vous jouez aussi serré avec ce genre de micro-tapis, vous allez devoir toucher une excellente série de bonnes mains pour survivre… une autre façon de dire que vous jouez alors un jeu 100% basé sur le hasard…
C'est, hélas, le scénario le plus probable si vous ne faites pas (suffisamment) fructifier votre tapis : celui-ci ne cessera de fondre et, lorsque, enfin, vous allez toucher un monstre, vos Rois vont se faire battre par le A4 ou le 68 qui vous a payé. Faut-il accuser le manque de chance (ce qui se passe généralement) ? Ou plutôt remettre en cause sa gestion de stack ?
Et c'est généralement là que le drame commence.
On ne s'improvise pas bon gestionnaire du jour au lendemain. En particulier quand on est habitué à des placements de père de famille. Il n'est pas évident de savoir reconnaître un bon investissement d'un mauvais. De mesurer exactement la prise de risque. Ou de jauger la valeur réelle du bénéfice espéré. Tout cela demande de l'expérience. Et impose de passer par de nombreux échecs avant d'avoir les premiers éléments de réponse.
Mary Poppins en force
Cette notion de risque/récompense (risk/reward) est primordiale au poker. Chaque situation, peut se caractériser par un risque (ici, pour simplifier, les jetons qu'on peut perdre). Et une récompense (en toute logique : les jetons qu'on peut gagner). A vous, joueur, d'estimer selon le risque encouru, et la récompense possible, l'intérêt de chaque action. Ou d'attendre une meilleure situation (en terme de risk/reward).
En début de tournoi, par exemple, jouer de mauvais As offre une faible récompense mais engendre une prise de risque forte : à moins de trouver deux paires et que personne ne touche mieux, ou qu'on joue contre un joueur mauvais au point de s'envoyer en l'air avec top pair, on va généralement gagner peu. Mais on peut perdre gros. Quant à attaquer pour prendre les blinds, qui a vraiment envie de s'impliquer pour prendre 1,5 bb quand son tapis en pèse 100 ou 200 ? De même, jouer des mains à tirage sans la position engendre souvent des situations à haut risque. Autant de situations où le risk/reward se révèle peu intéressant. Autant de situations à fuir comme la peste.
A l'inverse, c'est la période parfaite pour jouer ses petites paires en espérant toucher un brelan. Ou les connecteurs assortis joués en position. Autrement dit, des mains à très forte récompense et à faible risque.
Les jetons dont on dispose sont alors essentiellement une « ressource en opportunités ». En occasions de voir un flop à pas cher pour trouver une main qui peut se faire payer grassement. Même si beaucoup d'erreurs sont commises durant cette période (« pas cher » est une notion trop floue pour beaucoup), les joueurs ont naturellement tendance à comprendre ce principe. Ou, peut-être plus réaliste même si moins optimiste : c'est la période durant laquelle leur tapis permet aux joueurs de jouer comme ils aiment
Hélas, cette période ne dure jamais bien longtemps. Et, durant la majeure partie d'un tournoi, les jetons sont en réalité trop rares, trop précieux, pour se permettre de voir des flops. Chaque coup joué a alors de fortes chances d'être le dernier. Plus que des opportunités, devenues trop onéreuses, les jetons représentent alors une « ressource en temps ». C'est là que le fameux « M » popularisé par Harrington règne en maître.
Le joueur de poker coupable
Et que la majorité des erreurs se commettent. Que ce soit en étant trop agressif. Ou, à l'inverse, en étant trop protectionniste. Si les premières sont les plus visibles (la sanction étant généralement immédiate et définitive), les secondes sont tout autant coupables. La punition vient plus tardivement, certes. Et il est plus difficile de la relier aux fautes commises. Mais la sanction tombe toujours : chaque fois que vous vous retrouvez ensuite avec un tapis insuffisant pour voler les blindes (car le ratio risk/reward est défavorable), ou pour faire coucher votre adversaire en le surelançant (fold equity insuffisante), ou que vous êtes condamné à pousser vos 7-8 blindes en priant que tout le monde se couche tant ramasser les blindes est devenu une question de vie ou de mort… vous payez le prix de votre passivité passée.
La nounou n'a pas fait son boulot et le tapis se retrouve comme livré à lui-même. Seul et dépourvu dans un monde sans pitié…
Evidemment, parfois (souvent), vous n'aurez d'autre choix que de vous retrouver dans ce genre de situation. Et il faudra bien faire avec. Mais l'expérience prouve que, bien plus souvent qu'on l'imagine, le joueur est coupable. Si le tapis commande, et dicte ce qui est possible et impossible, c'est au joueur d'être à son écoute et de comprendre ses besoins/possibilités. Et celui-ci passe souvent à côté. Trouver le juste équilibre, selon le tournoi et la dynamique de la table, n'est pas chose facile. Mais c'est aussi la beauté de l'exercice…
Si vous en doutez, regardez donc Mary Poppins. Ni vraiment permissive ni jamais restrictive. Mais toujours à la limite. Quitte à la franchir parfois. L'important est d'en tirer les conséquences. Et de faire un peu mieux avec le tapis qu'on vous confiera la fois suivante.
Mary Poppins - Supercalifragilisticexpialidocious